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patrie, au lieu qu'il se méprise dans l'autre ; ainsi la première se traduit au
grand jour par des éclats, et l'autre est souvent retenue. Mais cette différence
des effets est plus sensible pour nous que pour lui. Et au contraire on peut
penser qu'une colère honteuse est plus piquante, plus longue, plus douloureuse
au souvenir. Les limites de souffrir, on les trouve dans ce corps qui n'en peut
mais, on les connaît bien vite, et pour la moindre déception ou humiliation. Il
n'est pas besoin, comme on sait de former un grand amour pour éprouver une
cuisante jalousie. Il n'y a point de passion plus mal connue que celle-là.
Souvent il y entre de la grandeur, par l'idée que le jaloux se fait de la grandeur
de Célimène. La colère n'en est que plus vive sous ce brillant prétexte. On
serait encore plus humilié si l'objet aimé montrait une bassesse sans remède.
Ainsi l'on est balancé d'une raison à l'autre, et rudement heurté aux extrémités.
De toute façon l'on s'irrite d'être sot et de savoir qu'on le sera, de presque le
jurer. Nous sommes en scène comme Alceste, et le parterre s'amuse de nous ;
d'où l'on vient au pénible examen de ce que peuvent penser des gens que nous
connaissons à peine ; nous inventons une opinion publique ; nous plaidons
passionnément. Chacun sait bien que, par un effet qu'on n'attend guère, le
mépris qu'on veut avoir de la cause s'ajoute encore aux effets. De souffrir
sottement et ridiculement, on s'indigne encore plus. Indignation, mépris, jalou-
sie, incertitude, attente, humiliation sont toutes ensemble dans ce sac de peau ;
les mouvements s'ajoutent aux mouvements ; et voilà un homme encore plus
irrité par les raisons qu'il a de ne s'irriter point. D'où les hommes, souvent, se
jettent dans de grands maux par ne savoir supporter les petits.
La politique n'est rien d'étonnant ni de grand. Il faudrait gouverner comme
l'agent lève son bâton, et de l'autre part, obéir tout mollement comme on
attend dans sa voiture que la voie soit ouverte. On ne croirait point que les
citoyens s'intéressent tant à leurs maîtres débonnaires. Dans le fait il s'amasse
au jeu politique d'étonnantes colères et des haines sans mesure, dont la somme
à la fin se fait et se paie par émeute ou guerre. Et, quand on arrive à ce
paroxysme, on se trouve plus étonné qu'irrité ; c'est qu'on retrouve les limites
connues du souffrir. Bon. Mais quel conseil ? En votre voiture, si vous êtes
presque debout et voulant pousser, la passion vous guette. Mais tenez-vous au
contraire couché et au repos sur les coussins, vous saurez attendre.
5 décembre 1928.
Alain, Esquisses de l homme (1927) 164
Esquisses de l homme (1927), 4e édition, 1938
LXXVI
Douleurs et malheurs
15 août 1926.
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Presque tous les maux sont imaginaires. Je laisse les douleurs du corps,
cuisantes, mordantes, brutales ; celles-là n'ont pas besoin de pensée. Encore
faudrait-il voir. La plupart des douleurs ont pourtant besoin de loisir. Il est à
croire qu'un tremblement de terre fera oublier un mal de dents, et on peut
parier que le rhumatisant, s'il n est paralysé que par la douleur, courra très
bien devant le feu ou l'eau. On peut donc aller jusqu'à dire que beaucoup de
douleurs seraient adoucies et peut-être effacées, si l'attention se portait
ailleurs. Mais il y a une crainte de la douleur qui fait justement qu'on l'épie,
qu'on s'applique à la prévoir, à la mesurer, je dirais presque à la goûter. Pour
l'extrême douleur, on pourrait la comparer à un ver coupé ; les parties
successives de la douleur ne communiquent plus entre elles ; la conscience est
comme hachée en petits morceaux. Il me semble que les grands malheurs font
à peu près le même effet. On sait que, dans les terreurs paniques, tous fuient
sans penser. L'excès de la crainte abolit la crainte. Il ne reste que des signes, à
la vérité bien touchants pour le spectateur ; mais une panique n'a point de
spectateurs. Relisant ces temps-ci des scènes de la Guerre de Trente ans, je
Alain, Esquisses de l homme (1927) 165
voulais former l'idée d'une ville prise et saccagée, hurlements, incendies,
massacres ; mais il est clair que tout ici est imaginaire. Le boutiquier qui fuit
emportant son or, et qui voit la mort à toutes les issues, n'a point le temps de
penser. C'est plutôt aux approches de ces terribles armées que la peur s'élevait
comme une rumeur ; et c'est au commencement, quand elle laissait loisir,
qu'elle torturait sans doute le mieux. Dès que les malheurs se précipitent ils
forment comme un trou d'ombre, et une mort anticipée. Si l'on en revient, le
bonheur d'être sauf l'emporte sur les plus atroces souvenirs. Mais y a-t-il
même des souvenirs ? L'exemple de l'accident de Montaigne, confirmé par
tant d'autres, fait voir que l'on n'a pas de souvenir de ce qu'on n'a pas eu le
loisir de mettre en forme au moment même. Jeté bas de son cheval, et revenu
à lui après un assez long évanouissement, Montaigne n'a jamais pu retrouver
en sa mémoire les incidents qui avaient précédé le choc. L'extrême terreur
produit vraisemblablement les mêmes effets que le choc ; aussi n'est-elle point
goûtée dans le moment, et ne peut-elle point l'être non plus par souvenir. En
sorte que le réel le plus terrible n'est pas, il s'en faut bien, ce qui nous
épouvante le plus. Rien n'est comparable, je crois, pour la terreur, à cet effort,
d'imaginer une catastrophe dont on n'a aucune expérience. C'est alors la peur
sans mesure, d'autant que, puisque tout est imaginaire on n'a point la ressource
d'agir ; et, comme disait Descartes, il se peut que l'irrésolution soit, de tous les
maux, le plus difficile à porter.
Je pense à Descartes parce que, dans ces récits de guerre, c'est lui que je
voulais retrouver. Il servit volontairement, et la guerre n'était pas douce en ce
temps-là ; elle ne l'est jamais. Je suppose que ce penseur étonnant avait son
imagination pour ennemie, comme dit Stendhal, et qu'il trouvait soulagement
à s'approcher du malheur. Son mal familier était une fièvre lente qui le consu-
mait. Or une petite inquiétude suffit pour entretenir cette perfide maladie. Au
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