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apprendre qu'il n'y a pas de différence entre une observation bien prise et une
généralisation bien fondée. Trop souvent nous nous représentons encore
l'expérience comme destinée à nous apporter des faits bruts : l'intelligence,
s'emparant de ces faits, les rapprochant les uns des autres, s'élèverait ainsi à
des lois de plus en plus hautes. Généraliser serait donc une fonction, observer
en serait une autre. Rien de plus faux que cette conception du travail de
synthèse, rien de plus dangereux pour la science et pour la philosophie. Elle a
conduit à croire qu'il y avait un intérêt scientifique à assembler des faits pour
rien, pour le plaisir, à les noter paresseusement et même passivement, en
attendant la venue d'un esprit capable de les dominer et de les soumettre à des
lois. Comme si une observation scientifique n'était pas toujours la réponse à
une question, précise ou confuse ! Comme si des observations notées passi-
vement à la suite les unes des autres étaient autre chose que des réponses
décousues à des questions posées au hasard ! Comme si le travail de géné-
ralisation consistait à venir, après coup, trouver un sens plausible à ce discours
incohérent ! La vérité est que le discours doit avoir un sens tout de suite, ou
bien alors il n'en aura jamais. Sa signification pourra changer à mesure qu'on
approfondira davantage les faits, mais il faut qu'il ait une signification d'abord.
Généraliser n'est pas utiliser, pour je ne sais quel travail de condensation, des
faits déjà recueillis, déjà notés : la synthèse est tout autre chose. C'est moins
Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 127
une opération spéciale qu'une certaine force de pensée, la capacité de pénétrer
à l'intérieur d'un fait qu'on devine significatif et où l'on trouvera l'explication
d'un nombre indéfini de faits. En un mot, l'esprit de synthèse n'est qu'une plus
haute puissance de l'esprit d'analyse.
Cette conception du travail de recherche scientifique diminue singuliè-
rement la distance entre le maître et l'apprenti. Elle ne nous permet plus de
distinguer deux catégories de chercheurs, dont les uns ne seraient que des
manSuvres tandis que les autres auraient pour mission d'inventer. L'invention
doit être partout, jusque dans la plus humble recherche de fait, jusque dans
l'expérience la plus simple. Là où il n'y a pas un effort personnel, et même
original, il n'y a même pas un commencement de science. Telle est la grande
maxime pédagogique qui se dégage de l'Suvre de Claude Bernard.
Aux yeux du philosophe, elle contient autre chose encore : une certaine
conception de la vérité, et par conséquent une philosophie.
Quand je parle de la philosophie de Claude Bernard, je ne fais pas allusion
à cette métaphysique de la vie qu'on a cru trouver dans ses écrits et qui était
peut-être assez loin de sa pensée. À vrai dire, on a beaucoup discuté sur elle.
Les uns, invoquant les passages où Claude Bernard critique l'hypothèse d'un
« principe vital », ont prétendu qu'il ne voyait rien de plus, dans la vie, qu'un
ensemble de phénomènes physiques et chimiques. Les autres, se référant à
cette « idée organisatrice et créatrice » qui préside, selon l'auteur, aux phé-
nomènes vitaux, veulent qu'il ait radicalement distingué la matière vivante de
la matière brute, attribuant ainsi à la vie une cause indépendante. Selon
quelques-uns, enfin, Claude Bernard aurait oscillé entre les deux conceptions,
ou bien encore il serait parti de la première pour arriver progressivement à la
seconde. Relisez attentivement l'Suvre du maître : vous n'y trouverez, je crois,
ni cette affirmation, ni cette négation, ni cette contradiction. Certes, Claude
Bernard s'est élevé bien des fois contre l'hypothèse d'un « principe vital »;
mais, partout où il le fait, il vise expressément le vitalisme superficiel des
médecins et des physiologistes qui affirmaient l'existence, chez l'être vivant,
d'une force capable de lutter contre les forces physiques et d'en contrarier
l'action. C'était le temps où l'on pensait couramment que la même cause,
opérant dans les mêmes conditions sur le même être vivant, ne produisait pas
toujours le même effet. Il fallait compter, disait-on, avec le caractère capri-
cieux de la vie. Magendie lui-même, qui a tant contribué à faire de la physio-
logie une science, croyait encore à une certaine indétermination du phéno-
mène vital. À tous ceux qui parlent ainsi Claude Bernard répond que les faits
physiologiques sont soumis à un déterminisme inflexible, aussi rigoureux que
celui des faits physiques ou chimiques : même, parmi les opérations qui
s'accomplissent dans la machine animale, il n'en est aucune qui ne doive
s'expliquer un jour par la physique et la chimie. Voilà pour le principe vital.
Mais transportons-nous maintenant à l'idée organisatrice et créatrice. Nous
trouverons que, partout où il est question d'elle, Claude Bernard s'attaque à
ceux qui refuseraient de voir dans la physiologie une science spéciale,
distincte de la physique et de la chimie. Les qualités, ou plutôt les dispositions
d'esprit, qui font le physiologiste ne sont pas identiques, d'après lui, à celles
qui font le chimiste et le physicien. N'est pas physiologiste celui qui n'a pas le
sens de l'organisation, c'est-à-dire de cette coordination spéciale des parties au
tout qui est caractéristique du phénomène vital. Dans un être vivant, les choses
Henri Bergson, La pensée et le mouvant Essais et conférences. 128
se passent comme si une certaine « idée » intervenait, qui rend compte de
l'ordre dans lequel se groupent les éléments. Cette idée n'est d'ailleurs pas une
force, mais simplement un principe d'explication : si elle travaillait effective-
ment, si elle pouvait, en quoi que ce fût, contrarier le jeu des forces physiques
et chimiques, il n'y aurait plus de physiologie expérimentale. Non seulement
le physiologiste doit prendre en considération cette idée organisatrice dans
l'étude qu'il institue des phénomènes de la vie : il doit encore se rappeler,
d'après Claude Bernard, que les faits dont il s'occupe ont pour théâtre un orga-
nisme déjà construit, et que la construction de cet organisme ou, comme il dit,
la « création », est une opération d'ordre tout différent. Certes, en appuyant sur
la distinction bien nette établie par Claude Bernard entre la construction de la
machine et sa destruction ou son usure, entre la machine et ce qui se passe en
elle, on aboutirait sans doute à restaurer sous une autre forme le vitalisme qu'il
a combattu ; mais il ne l'a pas fait, et il a mieux aimé ne pas se prononcer sur
la nature de la vie, pas plus d'ailleurs qu'il ne se prononce sur la constitution
de la matière ; il réserve ainsi la question du rapport de l'une à l'autre. À vrai
dire, soit qu'il attaque l'hypothèse du « principe vital », soit qu'il fasse appel à
« l'idée directrice », dans les deux cas il est exclusivement préoccupé de
déterminer les conditions de la physiologie expérimentale. Il cherche moins à
définir la vie que la science de la vie. Il défend la physiologie, et contre ceux
qui croient le fait physiologique trop fuyant pour se prêter à l'expérimentation,
et contre ceux qui, tout en le jugeant accessible à nos expériences, ne distin-
gueraient pas ces expériences de celles de la physique ou de la chimie. Aux
premiers il répond que le fait physiologique est régi par un déterminisme
absolu et que la physiologie est, par conséquent, une science rigoureuse ; aux
seconds, que la physiologie a ses lois propres et ses méthodes propres,
distinctes de celles de la physique et de la chimie, et que la physiologie est par
conséquent une science indépendante.
Mais si Claude Bernard ne nous a pas donné, et n'a pas voulu nous donner,
une métaphysique de la vie, il y a, présente à l'ensemble de son Suvre, une [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]

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